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Laisser Trace

Quelques traces laissées par nos artistes de passage...

Trace Élise, Myrthe
- Compagnie Les Pleureuses
24.11 Trace Elise, Myrthe
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Trace Alix
- Alix Fournier-Pittaluga

Retrouver le théâtre, sans la grande équipe, sans les spectateurices, sans les milliers de pieds dans les gravillons...Nous sommes un tout petit nombre maintenant. L'automne est bien là. Je salue le retour des brumes, les montagnes se couvrent de jaunes, d'oranges, les vignes vierges rougissent, tour à tour, trombes d'eau, pluies fines et soudain la percée du soleil, salutaire. Je connais un peu maintenant. C'est mon deuxième automne. Je plonge dans l'histoire du Théâtre du Peuple. Dans des livres. Dans des podcasts. Dans des photos. Aux archives départementales. A la petite maison. A la Popote. Chez moi. En voiture. Dans des conversations. Je n'avais jamais, jusqu'à présent, saisie la durée. Le monde qui se transforme autour du théâtre, et dans le théâtre. Qui le cabosse, qui le porte, qui le ballotte. Je découvre des dizaines et des dizaines de noms, que je soupçonnais sans connaître. J'aime retrouver les noms des lieux qui me sont maintenant familiers dans les histoires. Avec Paul Francesconi, on écrit le feuilleton théâtral que nous a commandé Julie pour le Jubilé. J'ai peur et travailler me rassure. Alors je me réveille bien avant le le soleil - il faut dire qu'il est paresseux à cette saison - et je le regarde se lever. Ici, le ciel se pare coulées rose aux premières lueurs. C'est un spectacle plein de tendresse. Ici c'est le plateau des milles étangs.

*

C'est en posant des mots sur les choses que l'humain les fait entrer dans son réel. En les décrivant, il peut les peser, les sentir, en dessiner le contour, aidé de son esprit, de son cœur et de son corps. Bref, apprendre à les connaître, et peut être de là, comprendre quelque chose de plus du monde, l'agrandir. Je marche dans la forêt. Sur les tapis de feuilles. Les branchettes craquent sous les pieds. Mais pourquoi donc l'homme a-t-il besoin de comprendre? Le champignon a-t-il besoin de comprendre l'arbre? L'oiseau a-t-il besoin de comprendre l'eau ? Quelle est cette tare qui nous fait curieux ? Qui nous met ce besoin là ? La pente s'accentue, mon souffle se raccourci sous l'effort. Peut-être parce que l'humain a toujours été un animal fragile. Il n'a ni griffe ni venin ni crocs, ne court pas vite, il doit ruser s'il veut survivre. Je trébuche - les feuilles me cachaient la racine d'un arbre. Maintenant que les siècles ont fait sa survie aisée, son intelligence n'ayant plus rien de nécessaire à mâcher, elle se retourne contre lui. L'envoie dans des abîmes plein tourments. C'est lorsque nous n'avons plus à survivre que nous commençons à interroger notre propre utilité... et là, les choses se gâtent. Habitués à trouver du sens, de l'usage, de la nécessité aux choses, nous voulons désormais que les choses nous donnent du sens, de l'usage, de la nécessité. Il y a quelque part une loi mystérieuse du retournement. J'échoue à la saisir, alors je la laisse en suspension. J'arrive en haut. Le paysage est dégagé, rien n'arrête le regard. Bientôt il n'y aura plus de feuillages que sur les sapins. Manteaux verts sombres entourés d'ombres diaphanes. Les fantômes de la montagne. Je me laisse envahir par la mélancolie qu'apportent les brumes. La mélancolie des brumes...cela ferait un joli titre pour un ouvrage à venir, quoique peut-être un peu trop... De toutes façons, il est temps de redescendre, et avant de trouver un titre, il va bien falloir écrire.

Trace Jeanne, Raphaëlle, Nicolas
- Jeanne Raphaëlle Nicolas

RACINE nf (et. lat. Radix)

Résidus ordonnés d’une semaine à Bussang

Jeanne / Raphaëlle / Nicolas

Dimanche 13 Octobre 2024.

Température : 13 degrés.
12h22, départ pour Bussang. 
Dans le sac, l’artillerie lourde de la lutte :

La violence oui ou non
Gunther Anders

Nom
Constance Debré

L’insurrection qui vient
Comité invisible

.../...

 

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Trace Paul
- Paul Francesconi

Bussang – Octobre 2024

J’ai pris Fagus dans les bras pour la première fois.

C’était vers 18 heures, un mercredi. Fagus, gigantesque hêtre qui loge derrière le Théâtre du Peuple, ne s’attendait sûrement pas à un élan d’affection aussi inattendu que tardif. Je me suis approché de lui, les épaules voutées, les baskets fraiches. L’humidité de la forêt faisait claquer mes jambes.  Sans réfléchir, j’ai passé mes bras autour de son tronc et voilà.

Love story au milieu de l’automne envahissant.  
Quart d’heure américain au rythme des frissons des bêtes autour de nous.

Rapidement, je me suis senti à l’endroit bien correct. Puis, rapidement aussi, je me suis vu ridicule, couvert de mousse et de pluie, sous le ciel gris de Bussang, devant la porte du Théâtre du Peuple, fermée. Je flottais dans la confusion. Je rencontrais un ami. Julie Delille en parle tout le temps, de Fagus, comme d’un hêtre avec un point de vue arrondi. Je me jugeais en me disant : ça y est, tu embrasses un arbre. Bientôt tu vas sortir le tambour et pousser des cris à la lune. Pourtant je me sentais bien. A une juste place. Je le savais. Je savais que Fagus était là, et que lui, des tambours, il s’en bat les branches.

Nous venions d’achever la première journée de séminaire d’équipe. Conseil d’administration et équipe permanente se sont unis pour discuter de l’avenir du théâtre. Ensemble, nous avons œuvrer à préciser et actualiser le projet de ce théâtre de presque 130 ans, fondé par deux acharnés de la poésie, Maurice Pottecher et Georgette Camée, ainsi qu’une famille qui croyait fort que l’Art aiderait à unir l’Humanité entière. Ce théâtre ne s’est bien sûr pas construit sans Bussang, et ses habitants, pendant ces décennies. Nous avons questionné son histoire, son héritage. La notion de « Peuple » et celle de « Vivant ». Nous avons aussi rêver d’« Emancipation ». Des mots et des idées qui charrient des rêves, avant que les actes ne reprennent la parole de leur dureté bien réelle. Car après avoir « pensé », il nous faudra « faire » : fatalement. Et il faudra du courage.

En cette fin de journée heureuse, j’avais la tête écrasée de mots, comme savent si bien faire les humains. Non pas que les non-humains soient muets. Mais au moins, nous, humains, ne les comprenons que très rarement. On s’illusionne alors à croire en leur silence au milieu de leurs concerts de frissons. Fagus, dans mes bras, essayait sans doute de me parler. Il devait sans doute écouter mes doutes, mes peurs, mes frissons. Ce théâtre me devient de plus en plus familier. Il s’enracine peu à peu dans mon cœur. Bien que je ne sache pas encore quelle poésie de moi-même je vais pouvoir, avec pertinence, y planter. Je sens que cette question m’est fondamentale. Ces doutes, je les sais liés aussi à une incertitude poétique, artistique : le milieu ne va pas bien. Aujourd’hui, il est difficile de faire un théâtre et une littérature de poésie. Je sais aussi que la politique nationale m’affecte. La démocratie va mal et c’est indéniable et nous nous révoltons faiblement, comme résignés.

Fagus me dit qu’il y a eu pire.  Je lui dis que le pire, personne ne s’en souvient. Devant nous seul s’étend le présent avec lequel nous devons composer. Et qu’il ne peut pas me reprocher de ne pas avoir connu pire. Mais je n’avais pas envie de discuter plus que ça avec Fagus. Juste une étreinte sans conséquence après les nuages de mots que nous avions déployés ensemble me suffisait. Il a dit d’accord. Et tous les deux, nous nous sommes tus.

Avant que la nuit tombe, je me suis détaché, les baskets mouillées.

Trace Alix
- Alix Fournier-Pittaluga

Décembre

Je marche dans un champs enneigé - c'est l'hiver -, ça trace un chemin de mots précaires comme autant de pas dans la vaste étendue blanche. Le pied est mal assuré, tantôt trop lourd, tantôt trop léger. Je dois trouver l'équilibre. Le paysage enneigé a sa propre fréquence, un son qui n'appartient qu'à lui, un silence étouffé. La neige, l'hiver, la montagne, ça me fait toujours pensé à Robert Walser :

« La neige crissait sous ses pas. Les sapins en étaient si chargés qu'ils laissaient magnifiquement leurs branches se ployer jusqu'au sol. Parvenu à peu près au milieu de son ascension, Simon vit brusquement un jeune homme couché dans la neige en travers du chemin. Il y avait encore assez de clarté dans la forêt pour qu'il vit distinctement le dormeur. » (Les enfants Tanner)

Le Théâtre du Peuple : l'Utopie théâtrale. Comment on vit en utopie ? Comment on contribue à faire vivre une utopie ? Ma semaine consiste en un millier de petits gestes anodins. Ouvrir le livre. Le fermer. Se laisser surprendre. Se lasser. Aimer, imaginer, être découragée, s'enthousiasmer. Penser : construire un atelier pour les des amateurs, rencontre, partage. Prendre des notes, faire des listes, faire des plans. Puis faire le contraire de ce qu'on avait prévu. Aimer, imaginer, être découragée, s'enthousiasmer. 

« Utopie : conception imaginaire d'un gouvernement, d'une société idéale. Par extension, se dit d'une Chimère, de la conception d'un idéal irréalisable. »

« Irréalisable ? » Ça commence mal. Je garde «  une Chimère idéale » quelque part dans ma tête.

L'hiver, l'humidité et le ciel qui ne se lève pas. Le ciel blanc, la brume comme un calque sur le paysage. Les nappes de brouillard qui descendent des hauteurs et viennent se plaquer dans les creux. Embrassent les sapins. C'est triste et beau. Ça invite au retrait. Le paysage entier me hurle silencieusement : rentre tout de suite dans ta tanière. Alors je fais ça. Je lis comme on fait des provisions, j'avale autant que je peux. Quand le printemps reviendra il faudra que tous ces mots puissent devenir des idées, des mouvements, des actions...

Des fois, on rencontre des gens qui pensent que dans nos métiers, tout est passionnant. Intense. Des fois, oui, c'est vrai. Mais la passion c'est plus un instant qu'une durée... une heure de passion, un jour passionnant, un semaine, peut-être ?

Je cherche l'étymologie du mot « passion » : « en latin, le  mot passio signifie  « souffrance ». On remarque le même radical que pour le mot grec pathos, de même sens. »
Je ne m'attendais pas à cela. Je tends le mot, comme un fil entre les temps : souffrance,  maladie ? soumission ? addiction ? plaisir/douleur/plaisir/douleur/plaisir/douleur ? amour ? extase ? Passion...
De quoi c'est fait la passion de théâtre ? Ouvrir un livre, le fermer, prendre des notes, allonger la liste de tout ce qu'on a pas encore eu le temps de faire, faire des plans, penser à des images, des émotions, penser à ce qui compose le vivant. Faire le contraire de ce qu'on avait prévu (encore). Réfléchir, inventer, parler,  sur-ligner, écouter. Un milliers de petits gestes anodins, qu'on s'efforce de soigner, de rendre denses tout en les gardant légers. 

Cette semaine se clôture avec une soirée de lecture Jeune homme cherche mangrove pour grande histoire, un montage de texte écrit par Paul Francesconi. Les mots de Paul sont écrit dans un autre air. Il vient de la Réunion. Et je trouve que ça se sent dans chaque mot. Le soleil. La mer. La moiteur. Se plonger dans cette écriture là en plein hiver Vosgien...c'est encore plus réconfortant qu'une bouillotte ou une tasse de vin chaud.

 

Janvier

Mercredi, le vent soufflait fort. Je suis allée voir le grand hêtre. Son nom latin c’est Fagus. Pour les scientifique c’est donc Fagus Sylvatica. On l’appelle aussi foutel, fouteau, faye, foyard, fau, faon, fayard, fayaud, favinier, faou… selon les régions. En ancien français on l'appelait « fou ». Quand je pense à tout ce que tu as vu et entendu depuis le temps que tu es là, ça me donne le vertige. Fou est un grand sage. Immobile à l’oeil et fourmillant de vie. Je lis : « il résiste bien aux froids rigoureux, mais il est très sensible aux gelées de printemps. » Je t’imagine bien, tout l’hiver, fort face à la pluie (qui est capable de tomber à l’horizontal ici). Digne sous la neige. Majestueux dans le vent. Et puis vient le printemps. Alors que l’air commence à se radoucir, que quelques fleurs déjà, que ton coeur attendrit… Te voilà tout prêt à enlever ton manteau et à étendre tes branches sous les premiers soleil… Et c’est là, le risque pour toi, cher fou. Cette année je viendrai te rappeler de prendre ton temps. De ne pas te hâter à sortir de l’hiver.

Mercredi, le vent soufflait fort. J’ai fait quelques pas sur le plateau du théâtre. Cela claquait dans les bois, assourdissant. Cela tempêtait, hurlait, c’était bateau retourné sur mer déchaînée. Je regardais sans comprendre : l’image était reposée. Je me suis assise. 
Tout est immobile sous mes yeux. Le cadre de scène, le plateau, les bancs, les ponts, les poutres : rien ne bouge… Mais le son virevolte partout, rapide, hurlant. Parfois je sursaute. Il y a le vertigineux mouvement et la totale immobilité. Le silence et le vacarme. La violence et le calme. Deux opposés réunis, dans un moment. Sans qu’aucun vienne prendre le pas sur l’autre. On penserait - à première vue - qu’il est impensable qu’ils cohabitent, les contraires s’annulent, apprend-on à l’école. Mais non. Pas ici. Pas dans le ventre du théâtre. La scène, c’est cet endroit magique où la co-existence des opposés devient visible. Il n’est pas besoin de comprendre, il suffit de vivre. Dans ce vacarme serein, dans ce mouvement frénétique et immobile, ma propre colère s’est évanouie.

 

Février

Les ateliers ont commencé. Les participants sont nombreux et enthousiastes. Je suis frappée par la générosité avec laquelle ils et elles se jettent au plateau. Ça me touche. Je suis accueillie avec chaleur et gentillesse. Ici, le vent souffle fort, la pluie est capable de tomber à l’horizontale, les regards sont doux. Ici, les nuages sont bas, le manteau gris recouvre tout, il fait froid. Oui. Mais ici, on est plus près du ciel.

Je commence des recherches sur Tante Cam. Comme Fagus, elle a beaucoup de noms. Camille de Saint Maurice, Georgette Camée, Camille Pottecher, Tante Cam. Elle est dans les souvenirs de beaucoup, elle est citée régulièrement. Mais je ne trouve rien de « concret ». Je veux dire, pas de textes ni de lettres, peu de témoignages. Je lis qu’elle a été une véritable exploratrice du théâtre symboliste, qu’elle a proposé une recherche tout à fait expérimentale. Je lis qu’elle « ne prenait pas possession d’un rôle, mais d’une oeuvre ». Ça me plait. 
   
Je lis des articles qui parle des effets qu’elle a produits sur les autres, ce qu'elle a « imprimé », le style de jeu, la voix, elle a dirigé et formé plusieurs générations d’acteurs bussenets. Il semble qu’elle ait conservé un certain rapport au symbolisme, qu’elle préférait travailler la voix, le chant de la voix plutôt que de chercher un rapport réaliste ou naturaliste. Il va falloir continuer de creuser. En attendant, je me contenterai de l’écouter : 

 

Mars

J'arrive à l'automne. Tout est nouveau. Je regarde autour en essayant d'imprimer nettement sur la rétine, les premières sensations. Je veux qu'elles laissent leur empreinte. L'imposante bâtisse m'impressionne. Je dévore les paysages. J'apprend les brumes. L'hiver se passe. Nous travaillons à l'été. Le ciel est blanc. L'eau suinte de partout, de la terre au ciel. Assise dans la grande salle je me sens minuscule. J'essaye de me fondre dans le décors. J'écoute le vent. Ce théâtre de bois, il frémit. Je n'avais jamais rencontré des murs comme ceux-là. Les murs que j'ai connu jusqu'à présent enferment l'extérieur au dehors. Ici non. Ces murs font résonner l'extérieur au dedans. On devrait peut-être leur donner un autre nom comme membrane, ou peau. 
L'automne et l'hiver, j'essaye d'imaginer ce que ce sera, vous tou.te.s dedans. Le spectacle. La fête de théâtre, l'été. 
Maintenant c'est le printemps et ce que nous préparons depuis de nombreux mois passera bientôt de l'ombre à lumière.

 

Avril

Prière à l'arbre

Mon sang contre ta sève. 
Déforme mes jambes, qu'elles deviennent racines. 
Étire mes bras, qu'ils soient branches. 
De chaque doigt un fin rameau. 
Que les feuilles me poussent, ongles verts vernis. 
Que ma peau se couvre d'écorce. 
Que cette écorce se pare de mousse. 
Que cette mousse soit un abri pour ce qui vit de plus petit sur terre. 
Charge-moi de fruits ou de fleurs, comme il te plaira. 
Fais-moi immense et dure.
Et fière et tendre. 
Bouche pleine de terre.
Mes mots, des craquements ou la brise encore.
De mon coeur rien qu'un frémissement.
Panse mes blessures. 
Branches tombées trop tôt ou trop tard.
Je regarde celle, autrefois fragile, 
Désormais la plus forte, drapée d'une massue de bois.
Dangereuse. Énorme.
Panse comme tu sais le faire.
Englouti, entoure, enserre.
Et prends aussi mes cheveux. 
Qu'ils deviennent feuillage, 
chahutés par la brise, 
battus par les vents, 
dégoulinants de pluie, 
Fais-en ce que tu veux.
Mais fais moi arbre. 
Que j'apprenne le temps et les saisons, 
que mes pensées durent,
que mon coeur se taise. 
Prête moi tes tourments et tes joies,
Donne moi, tempête ou soleil, 
Mais fais moi arbre.

Alors lentement,
je grandirai pour embrasser le ciel et la terre
sans plus jamais chercher à les saisir.