Quelques traces laissées par nos artistes de passage...
DU 5 AU 16 FÉVRIER 2024
RÉSIDENCE DE CRÉATION PEAU DE LOUVE
« Bussang, le théâtre, celui du peuple, les Vosges, la pluie, les mousses antiques de Monsieur Pottecher sur les arbres, l'épaisseur du silence, en bonne compagnie, celle d'Iréal et sa jeune Louve !
On se souviendra du tremblement de terre après minuit, comme le passage furtif du Dragon qui donne la mesure du choc que j'ai ressenti dans ce théâtre époustouflant !
Merci pour l'accueil en cette contrée comme un diamant brut, au pays des assemblées du rêve à voix haute ! Héloïse, Julie et Julie, Alban et Boris l'ami pour ce séjour crépitant d'intelligence et de saveurs. Ce passage chez vous gens du théâtre, nous aura mis au défi de pister cette parole conteuse, en adresse direct au public, comme un dépouillement, une danse sauvage, une confidence...
Quitter la parole par cœur pour entrer dans la parole par le cœur ! Je vous souhaite de joyeuses aventures à venir à vous et à plus tard ! Car comme dans toutes les histoires, c'est à la fin que tout commence ! »
M.P. (Myriam Pellicane, œil extérieur)
« Cette trace est une réflexion à voix haute. Elle n’a pas été écrite, elle est une expérience pour un moment du spectacle Peau de Louve. Pendant 5 minutes, je me lance dans une parole dont la seule chose que je maîtrise est l’incipit : « Je voulais vous parler du sauvage ». J’essaye de partager le fil de ma pensée, sans me censurer, ni en rajouter. »
Mathilde Arnaud
du 18 au 22 décembre
PREMIÈRE SEMAINE
Première semaine de dramaturgie sur le Conte d'Hiver, de Shakespeare, dans la traduction de Bernard-Marie Koltès. Nous sommes à Bussang, dans le bureau de Julie (metteuse en scène et directrice), avec Clémence (scénographe et costumière), Gwenaëlle (assistante à la mise en scène) et moi (dramaturge).
Julie nous dit d'emblée que la traduction l'intéresse autant que la pièce de Shakespeare... ce n'est pas n'importe quelle traduction, ce n'est probablement pas la plus fidèle... C'est la traduction d'un auteur. Le texte est donc la rencontre entre William Shakespeare (1564-1616) et Bernard-Marie Koltès (1948-1989).
On parle du titre. Le rapport au conte, au fantastique... plusieurs éléments de cet ordre-là dans la pièce. Julie dit : « c'est Léontes qui amène l'hiver. Pendant tout le premier acte, il faut que le spectateur soit dans la tête de Léontes ». Léontes, c'est le roi prit de jalousie, qui devient fou et entraîne tout le monde dans sa folie.
Certains critiques parlent de la pièce comme d'une tragi-comédie. La première partie est extrêmement sombre, puis à la fin de l'acte III, une scène de comédie, presque burlesque... on voyage de scènes comiques en scènes tragiques... Julie nous parle de trouver le juste rapport à l'humour : il ne s'agit jamais de se moquer des personnages, l'humour arrive à l'intérieur du tragique. Je pense à une phrase de Faulkner dans Tandis que j'agonise : « On dirait une parodie burlesque de tous les dénuements coulant sur un visage sculpté par un caricaturiste impitoyable. »
Elle dit aussi : « c'est une pièce sur la vérité. »
Clémence nous présente ses premières pistes de recherche pour les costumes. C'est un véritable casse-tête car il y a plusieurs dizaines de silhouette à réaliser. Le costume doit permettre de différencier très simplement et immédiatement les membres du royaume de Bohème et ceux du royaume de Sicile. Elle nous montre des images de Peau d'âne, de Jacques Demy, des tableau du XVIe siècle, et des choses très moderne aussi. En bonne équilibriste, elle cherche à composer entre l'époque Elisabéthaine et des lignes plus contemporaines.
On se lance rapidement dans la lecture de la pièce, car il est temps de « mettre les mains dans le cambouis ». Une des choses les plus difficiles va être de répartir les rôles. Nous savons que nous allons faire appel à des amateurs. Il faut faire une pré-distribution. Nous aimerions proposer des rôles au plus grand nombre possible. Nous voudrions que certains rôles puissent tourner pour que l'engagement soit moins « lourd » pour les amateurs. On cherche à changer le rapport à la figuration, on a envie de proposer un véritable travail de choeur. Là encore, c'est un numéro de funambule entre les envies, le temps, le budget, l'exigence artistique.
On lit. Chacune une réplique. On parle de la pièce. Julie nous partage ses visions, ses envies. On réagit sur ce qui nous surprend, les questions qu'on se pose. Parfois, un·e membre de l'équipe permanente du Théâtre se joint à nous pour quelques heures. On fait des tableaux compliqués pour essayer d'y voir plus clair. On croise les rôles, le nombre de scènes, on adore les feutres de couleurs, on émet des hypothèses, on débroussaille. On voudrait ne pas dépasser vingt acteurices, amateurices compris.es. On navigue entre des considérations très pratiques et des questions artistiques, des questions de sens, de regard sur le monde. C'est comme une grande marmite dans laquelle on met tous les « quoi », les « comment », les « pourquoi », les « rêves », les « réalités ». On se familiarise avec la langue. Son rythme. Ses couleurs. Sa tonalité. On boit des tisanes pour se réchauffer.
Petit à petit, ça rentre. À force de conversations, on commence à distinguer les contours d'un univers commun. C'est encore flou, incomplet, balbutiant, ça demande d'aiguiser le regard et de plisser les yeux, mais il y a désormais un paysage qui se dessine tranquillement derrière le brouillard.
Du 16 au 21 février
Première rencontre avec les acteurs
Entre jeudi et vendredi, l’équipe est arrivée. Laurent Desponds d’abord - qui sera Polixène - puis Baptiste Relas - futur Léontes - et enfin Laurence Cordier qui jouera Hermione et Perdita. Étaient aussi présents Clémence Delille, scénographe et costumière, Elisa Villatte, son assistante, Elsa Revol, éclairagiste, Pablo Roy, régisseur général et évidemment Julie Delille, metteuse en scène, et puis moi, votre scribouillarde de service…
C’est toujours émouvant les premières lectures, on découvre comment s’accordent voix, sensibilités, énergies… on pose les premiers jalons. On est surpris, on est émus… des intuitions se confirment. À ma grande surprise il y a d’emblée une grande complicité entre les acteurs, on ne croirait pas que cet orchestre n’a jamais été assemblé. Les membres de l’équipe se connaissent tou·te·s, même si tou·te·s n’ont pas déjà travaillé ensemble.
Julie parle du projet de mise en scène dont les contours se précisent… Elle nous parle d’un archipel, peuplé d’îles qui auraient pour noms : l’émerveillement, le conte… Elles sont reliées entre elles par des flux, des courants. C’est à la fois une boussole pour ne pas nous égarer et une carte au trésor qu’il faudra, chacun·e à notre place, déplier et suivre pour construire le spectacle.
On parle de théâtre Elisabéthain - comme le Théâtre du Peuple, c’est un théâtre fait pour s’adresser à toutes les classes sociales. Il y a une véritable portée non pas religieuse mais spirituelle. Les parallèles sont riches, nombreux, inspirants. On lit le texte que Maurice Pottecher a écrit en montant Macbeth.
On lit la pièce, deux fois, puis une troisième devant les membres de l’équipe permanente du théâtre… il y a des traits qui s’affinent, des questions qui affluent. Comment le doute de Léontes se transforme-t-il en certitude ? Quelle est cette colère qui deviendra folie et cruauté ? Polixène est rustre et brutal, notamment avec son fils… Il explose soudain. Qu’est-ce que cela veut dire, d’avoir réuni le rôle de la mère et de la fille, Hermione est Perdita ? L’une se bat pour la dignité, l’autre pour l’amour, est-ce si différent ?
Quand on commence à travailler un texte, j’aime bien imaginer qu’il s’agit finalement d’inventer l’espace où ces mots-là, cette langue-là est naturelle. Quel monde peut héberger cette folle histoire ? Clémence et Élise nous parlent alors du décor. Il est capital de pouvoir facilement différencier les deux mondes : Sicile et Bohème. Pour la Sicile, la plupart des scènes se déroulent dans ou aux abords du palais. Il va s’agir de fondre le décor dans le théâtre. Utiliser cet incroyable vaisseau qu’est le Théâtre du Peuple pour construire le Palais de Léontes. Un décor en trompe-l’oeil pour brouiller la limite entre le théâtre et le décor. Au fur et à mesure de la folie de Léontes, des éléments s’ajouteront, rétrécissant et envahissant l’espace. En Bohème, le monde est tout autre : c’est un paradis champêtre. Les portes, Fagus, l’extérieur… évidemment. Sur scène, il s’agira plutôt de mobilier, d’un buffet… puisqu’il y aura une fête. Clémence raconte les inspirations fournies par l’artisanat alsacien et vosgien, elle cherche à créer une extrême porosité entre l’extérieur et l'intérieur, il faut que la nature déborde sur le plateau. Entre les deux mondes, il y aura eu une tempête qui se jouera en avant scène... on parle de voiles de soie pour remplacer les voiles d’un bateau. Pour le moment, à la lecture de la scène, on souffle dans nos bouches et on agite les feuilles du texte. On fait le vent.
C’est cela aussi le début des répétitions, des petits moyens précaires, tendres et drôles qui nous permettent de plonger dans les ambiances, de rêver ensemble… après tout, il s’agit d’abord et avant tout, de jouer.
Mai
Stage et rencontres-auditions
Le printemps se fait timide, peut-être le Conte d’hiver exerce-t-il quelque influence sur les conditions météorologique. Avec Laurence (actrice professionelle qui jouera Hermione et Perdita), nous menons un stage sur le texte de Shakespeare, revisité par Koltès, avec des amateurices venu·es de la France entière. C’est gai et intense, de se plonger dans cette écriture. Nous avons très vite découvert l’exigence de ce texte, nous nous sommes demandé : comment dire ces mots, comment raconter ensemble cette histoire ? Nous avons voyagé, de la tragédie à la comédie, de Sicile en Bohème, depuis la Popote jusqu’au grand plateau. Entre exercices d’acteurices et travail de scène, cette semaine fut riche en expérience, aussi bien humaine qu’artistique.
Ensuite, il y a eu le week end de rencontres-auditions, où nous avons accueilli 25 particpant·es. L’enjeu pour nous était de partager un véritable moment de théâtre et de rencontre, en éloignant autant que possible la pression qui peut émaner de l’aspect séléctif de l’exercice. Le samedi, nous avons travaillé intensément, par petit groupe... et le dimanche, les scènes travaillées la veille furent jouées sur la grande scène du Théâtre - comme une manière de le réveiller doucement, de faire résonner les mots et les corps dans l’espace, de se rassembler autour de l’oeuvre qui nous porte et nous occupe l’esprit et le cœur depuis plusieurs mois.
DEUX SEMAINES DE RÉSIDENCE À BUSSANG
Deux semaines de résidence se terminent à Bussang. Deux semaines à œuvrer, creuser, tracer dans les textes de la Compagnie Soleil Glacé, mais aussi dans le nouveau projet de Julie Delille et du Théâtre du Peuple. Chaque jour, je mesure la chance d’être associé à ce lieu. Chaque jour, je pèse sa magie. Chaque jour, je comprends un peu plus le sentiment de l’amour, par le théâtre : ce sentiment qui ne s’arrête jamais de grandir, qui tente une croissance perpétuelle pour viser l’immortalité. L’amour est parce qu’il grouille, sinusoïde qui se renouvelle sans cesse. « Je t’aimerai jusqu’à la fin des temps » murmure Kal dans sa voix gelée.
La première semaine, nous sommes venus en Compagnie, avec Elsa Dupuy, Martin Jaspar et Pélagie Papillon. C’est une équipe de comédien·nes d’un grand talent, avec qui j’ai fait un grand-petit bout de chemin. Nous sommes venus lire et travailler autour de mon nouveau texte Grands ruisseaux. Il raconte l’histoire d’adolescents qui fuient leur monde en allant se cacher dans le paysage. C’est une œuvre que je sens majeure pour moi, aussi j’ai besoin de l’entendre par les comédien·nes pour sentir sa pulsation. Les comédien·nes ont fait des retours, généreux, durs parfois, toujours bienveillants. Le long de la semaine, l’équipe du Théâtre du Peuple est venu découvrir le travail en cours. Alexandre, Julie et Héloïse sont venus lire des scènes avec nous. Vu que le texte contient près de 30 personnages, la différence des voix nous a fait beaucoup de bien. Nous avons aussi, à plusieurs moments, foulé le plateau pour répéter KAL. Le spectacle se reprend bientôt à Honfleur et Pélagie va remplacer Chloé dans le rôle de Kal - corps. Il fallait se rappeler de la machine. C’est beau de voir que la mémoire d’un spectacle ne se perd pas, même si la construction de celui-ci a commencé en 2016.
Je suis ému de retraverser ces œuvres.
Dehors il neige à Bussang. Et sur le sommet de Kal il y a une neige éternelle. Le Soleil Glacé arrose le sol de neige. La porte du Théâtre du Peuple s’ouvre dans la nature perdue dans le grand froid.
Je tremble : je trouve une clé. Le tremblement.
Deuxième semaine : j’arrive seul au Théâtre du Peuple. J’y retrouve Alix Fournier-Pittaluga, l’autre artiste associée avec qui nous travaillons à faire émerger de nouvelles idées, de nouvelles formes. Tout cela, bien sûr, nous vous en informerons bientôt. J’ai ensuite pris la voiture avec Héloïse Erhard et nous sommes allés à la rencontre de 4 classes d’école primaire à la Proiselière, à Mélisey, à Saint-Barthélemy ou encore à Faucogney pour les premiers pas du projet Théâ. Rencontrer de nouveaux participants aux ateliers me provoquent toujours un moment d’appréhension : l’envie de réussir la rencontre, de bien faire, qu’elles et ils se sentent libres dans le théâtre…Le projet Théâ tourne autour des textes de Sophie Merceron : les enfants s’en saisissent avec appétit. Ce sont des instants suspendus en atelier qui souvent redonnent une flamme incroyable à l’art du théâtre. Après la rencontre de ces 80 apprenti-comédiens en herbe folle, je reviens à Bussang pour retrouver M’bilé Yaya Bitang, une comédienne d’un grand talent, une sœur de théâtre. Ensemble, nous préparons une lecture qui aura lieu le lendemain, vendredi 15, à la Popotte, pour les spectateurs du théâtre. Cette lecture, nous l’avons fait avec le cœur. J’ai douté à un moment que nous n’ayons pas assez le temps de répéter. J’ai douté un instant : parfois un texte qui n’est pas prêt doit garder son intimité. Mais les lumières roses-carnées de la salle donnait la chaleur nécessaire au moment (merci Alban !)
Et finalement, la rencontre a lieu. Je crois. Humblement.
Il y a eu du punch sans alcool.
Il y a eu une salle complète et chaleureuse.
Il y a eu une assiette créole avec des achards (dans les Vosges, si, si.)
Il y a eu Ti Galet de Patrick Persée en musique. On ne dira jamais assez que ce qui nous façonne enfant nous poursuit toute la vie.
Alors de tout cela, j’en laisse trace. Les comédien·nes de Soleil Glacé aussi ont laissé des traces.
Traces de Pélagie
« Choc poético-thermique
Ligne bleue qui se vallonne
Bois s’étend se tord
J’ai tant aimé »
Pélagie, La Popotte, 21e siècle
Traces de Martin
Bénéficier d'un sommet
Et même de plusieurs
Et même en une journée
C'est tout à fait possible.
Il y a celui, barbu et multiple
Qui nous entoure et nous invite
Déjà Ailleurs.
Un troisième (ce n'est pas dans l'ordre)
C'est dans le volcan de Kal
Un spectacle rangé, qu'on aime à déranger
Et suspendre
Comme à une charpente aimée.
Un deuxième, c'est ce Théâtre !
Il l'a fait.
Elle l'a fait.
Cela existe.
Cela s'arpente, cela s'écoute.
Je pense "Maman, la voilà mon église".
Un quatrième : Une équipe qui accueille
Sait accueillir
Et dont les fonctions disparaissent chaque jour
Au profit d'un lien.
Encore un
Ce sont des compagnons
Adorés
Avec de la place et du temps.
Un dernier pour la route
Inversé celui-là
Un gouffre étrange
Un monde bancal
L'échographie d'une Histoire
Dont on doit discuter.
Autant de transports de chanceux
Tous ces sommets de chanceux ;
Meilleures vues
À approfondir.
Trace d’Elsa
Penser qu'on connait déjà l'histoire et la redécouvrir par le murmure
des lieux.
Être comme des enfants qui entrent dans la caverne magique.
Sentir un lieu qui vibre de son histoire, des gens qui l'ont fait vivre,
des gens qui le font vivre.
Vibrer de l'émotion de la beauté et de l'envie, l'envie de théâtre,
l'envie de partage.
Se sentir pleinement accueillis.
Se plonger dans les mots, découvrir un monde.
Chercher, errer, essayer, tâtonner, inventer...
Sentir que ce qu'on fait à sa place ici.
Mêler nos voix pour mieux se rencontrer.
Savoir que d'une façon ou d'une autre, on reviendra.
Remercier. Pour l'art, et pour l'humanité.
Traces d’Emilio Da Silva/Rohmer
EMILIO. Ici s'arrête notre voyage
Je me réinstalle dans ma mangrove
pour protéger ce Foyer
où nous pourrons trouver de nouvelles espérances
Nous ne pourrons pas rester seuls
Il faut nous associer
Vous et Nous
Celles et ceux qui comme moi
Veulent quitter leurs maisons de solitude
Pour s'unir et trembler et faire trembler notre monde
Car nous pouvons nous y glisser dans le monde
Pour y disparaître
Pour s’y tenir au chaud
et pour le faire trembler
Alors à nous tous
Petits ruisseaux du monde entier !
Non !
Grands ruisseaux !
Coulons à toute jambe dans les bras du même fleuve !
Entre le monde et Nous
Il n'y a rien.